Carmen Jolin : prendre parole

Carmen Jolin : prendre parole

Carmen Jolin, directrice générale et artistique de La Veillée et du théâtre Prospero, est une femme de passion. Dans les bureaux ensoleillés où je l’ai rencontrée, elle me parle d’une vie dédiée aux mots, portée par une foi inébranlable dans le pouvoir de l’art et en l’humanité qu’il porte.

Trouver les mots et sa place

La passion de Carmen Jolin est d’abord celle des mots. Elle a eu la chance d’avoir des professeurs de poésie et de philosophie extraordinaires au Cégep de Trois-Rivières et à l’Université du Québec de la même ville qui lui ont transmis leur amour de la littérature. « C’est déterminant, quand on est en contact avec ces gens-là, on plonge directement dans la source des choses ». Parallèlement, elle commence à chanter des pièces d’Anne Sylvestre et des chansonniers de cette époque dont les textes sont empreints d’une grande poésie. Elle s’accompagne à la guitare et fait des concerts dans les cafés. Ses ami.e.s ont une boîte à chansons, La cognée, où chaque semaine est invitée une personnalité du milieu, on y verra même une fois se produire George D’or ! Elle explore, par la musique, l’interprétation et les textes. Elle rencontre alors des gens du milieu théâtral et intègre la troupe Le point-virgule. Sans avoir fait d’école de théâtre, elle apprend par la pratique. C’est l’époque des créations collectives et elle conçoit d’abord la musique dans les spectacles. À la frontière entre la musique et le théâtre, ces deux pans se tisseront toujours plus serrés.

C’est alors qu’elle part en Europe pour un « voyage formateur, initiateur de vie » où elle assiste à des spectacles marquants d’artistes novateurs : Peter Brook en Angleterre, Grotowski en Pologne et plusieurs autres figures inspirantes. Elle traverse des pays entourés de frontières armées, des pays communistes, des pays qui se relevaient d’une guerre. Ce voyage riche et saisissant influence toujours sa vision du monde.

À son retour, elle s’installe à Montréal et, en 1982, elle rencontre Gabriel Arcand et Claude Lemieux qui organisent des ateliers parathéâtraux inspirés de Grotowski. Téo Spychalski est également invité à des ateliers qui n’ont pas pour but d’aboutir à un spectacle, mais qui travaillent la notion de présence. « C’est difficile de définir ou de nommer le ce qui était recherché durant ces stages, on travaillait, on explorait et de nouvelles formes de jeu naissaient ». À partir de ce moment, elle se lie au Groupe de la Veillée. « J’ai découvert ces artistes et je ne suis jamais partie. Je me reconnaissais dans leurs valeurs et c’est demeuré l’équipe avec laquelle j’ai senti que je pouvais m’investir ». Le Groupe de La Veillée travaillait alors dans une classe d’une école désaffectée sur la rue Atwater. Au-dessus logeaient les Enfants du Paradis (Carbone 14). Mais la compagnie de La Veillée se développe et cherche un lieu. En 1984, elle trouve l’ancien cinéma qui deviendra le Prospero que l’on connaît maintenant.

Avec La Veillée, Carmen Jolin joue et commence à créer des mises en scène et des adaptations. « À regarder, tu apprends à regarder : le travail de répétition, le travail des acteurs, les mouvements de mise en scène ». Son premier spectacle créé à La Veillée sera donné périodiquement sur une dizaine d’années, en plusieurs versions, le mettant à jour régulièrement par l’ajout de nouvelles chansons. Parade sauvage est une mise en musique de textes de grands noms de la poésie internationale – Tsvetaëva, Plath, Rimbaud, bien sûr, mais aussi Sylvain Garneau et Gérald Godin –, elle en travaille les arrangements avec un groupe de quatre musiciens. Ce spectacle lui a permis de « réfléchir l’interprétation, la façon de dire ces textes » sous la direction de Téo Spychalski. La passion des mots ne l’a jamais quittée.

Libérer les langues

En 2010, elle devient directrice artistique du Groupe de la Veillée et du théâtre Prospero. Le mandat a toujours été orienté vers les littératures étrangères, les territoires d’ailleurs, et elle maintient cette orientation. Pour maintenir le souffle créateur du théâtre, elle cherche toujours de nouvelles relations, de nouvelles alliances, de nouvelles personnes avec qui travailler et les invite à explorer la nouvelle dramaturgie. « On a beaucoup exploité la littérature d’avant – Kafka, Dostoïevski, Hamsun, Strindberg, Bohumil Hrabal — je voulais aller voir ce qui s’écrivait maintenant : Arne Lygre, Ivan Viripaev. […] On a réalisé récemment un Tchekhov, Platonov amour haine et angles morts, mais dans une version revisitée par Angela Konrad. Quand on fait quelque chose qui relève d’un époque plus lointaine, c’est que l’on y retrouve un lien fort avec ce qui se vit maintenant et le ou la metteur.e en scène propose toujours un nouvel angle d’approche du texte ».

Cet amour de la découverte de nouveaux textes se traduit dans Territoires de paroles, un évènement qu’elle a initié depuis trois ans au Prospero et qui permet de « découvrir, faire découvrir, entrer en relation avec les nouvelles écritures » et avec de nouveaux collaborateurs. Chacun des groupes dispose de 32 h de répétitions pour explorer le texte qui est choisi. Territoires de paroles appelle à « explorer d’autres façons de dire, les pièces oui, mais aussi d’autres façons de livrer la parole aujourd’hui ». On y découvre toujours de nouvelles voix et de nouvelles communautés s’y créent.

Plusieurs de ces projets sèment des graines et sont repris dans les programmations à venir. C’est d’ailleurs à partir d’une lecture d’Écoutez nos défaites de Laurent Gaudé à Territoires de paroles en 2018 qu’une collaboration de plus grande envergure est née. Un spectacle est alors créé en coproduction, mise en scène par Roland Auzet. Écoutez nos défaites a fait l’objet d’une tournée européenne et canadienne et s’est terminé au Prospero en mai. À partir de cette première collaboration, Carmen Jolin s’est également associée à la nouvelle création, une grande coproduction internationale, Nous, l’Europe banquet des peuples, tirée d’un autre texte de Gaudé. Le spectacle sera présenté au Festival d’Avignon en juillet 2019 avant de partir en tournée dans plusieurs pays européens. La pièce réfléchit et questionne la place que l’on occupe en tant que citoyen.ne, de l’avenir que l’on désire dans une communauté d’États ; il y est bien sûr question des enjeux des migrations.

Quelque chose comme l’Humanité

Pour Carmen Jolin, c’est là que naît la culture, l’art : en contact avec le monde. L’artiste absorbe les enjeux de nos sociétés, est perméable à l’existence collective, et transmet sa vision, à sa manière. Il n’y a pas de corridor unique. Déjà dans les cavernes, avant même d’avoir le langage, on dessinait. « On a l’air de vouloir la diviser — vie culturelle, vie politique, etc. — mais c’est complètement intégré. L’art, c’est l’expression de notre humanité, il répond à un besoin viscéral. C’est quand on veut y associer de trop près des notions de rentabilité qu’on se met à créer des divisions superficielles ». Elle l’a dit dans ses éditoriaux de saison : l’art n’est pas un outil, nous sommes l’outil, nous nous révélons à nous-mêmes par l’art : « On ne fait pas un théâtre pour rejoindre un public en particulier. On vient dire sur scène ce qu’on pense important de devoir dire ». Il s’agit de prendre parole, d’aller plus loin possible et en profondeur.

Selon elle, l’art est fort quand il est libre et quand il est honnête. Elle dit : l’art nous sauve de quelque chose. C’est vrai pour les artistes, mais tout aussi vrai pour le public. « Si tu invites quelqu’un, tu as quelque chose à lui transmettre, quelque chose à lui donner, quelque chose à échanger. » Et tout le monde est invité au Prospero, à ressentir quelque chose, à explorer. « Ce n’est pas élitiste, c’est un contact ».

Un texte de Virginie Savard

Crédit photo: Émilie Lapointe Photographe